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Louis Nicolas Demassieux (1843-1902), général républicain au tournant du XIXème siècle

Dans ma jeunesse, mon grand-père Jacques Demassieux, constatant que je m’engageais dans la voie des classes prépa, me disait parfois : « tu feras Polytechnique, comme mon grand-père, le général Louis Nicolas ». Sans doute était-il inspiré par le fait de que je portais le même prénom, Nicolas, quatre générations après. Un prénom bien lorrain, comme était lorrain le général Louis Nicolas. Bon, je n’ai pas fais polytechnique, mais la figure de cet ancêtre, dont je ne connaissais que trois portraits m’intriguait.

Le premier portrait est celui d’un adolescent, tenant sa pipe avec un sérieux de circonstance ; dans la seconde, c’est un homme souriant, tête nue, d’aspect assez étoffé et vigoureux, quoique marqué peut-être par les années d’outre-mer. Il se tient, en uniforme, une main appuyé sur une canne. Dans le troisième, il est en grand uniforme de général de brigade, et porte sa croix de commandeur de la Légion d’Honneur. Debout, il regarde, l’air quelque peu contrarié, le dessinateur.

Je savais qu’il avait voyagé (Tonkin, Tahiti, Algérie, Tunisie), acteur du déploiement colonial de la France en cette fin du XIXème siècle. Mais qui était-il vraiment? Comment a-t-il traversé les soubressauts de la guerre de 1870 et de la commune? Comment a-t-il vécu l’affaire Dreyfus et l’antisémitisme d’une partie de l’armée? Quel homme, quel père était-il?

Mon grand-père, puis mon père après lui, avaient esquissé les grandes lignes de sa biographie. La source principale était son dossier militaire, mais cette série de dates d’affectations et d’appréciations de ses supérieurs ne pouvaient pas vraiment répondre à mes questions. Je me suis donc lancé dans une enquête, croisant sources familiales et documents d’époque, pour rédiger une biographie plus complète, couvrant autant que possible la carrière de cet homme simple et droit, farouchement répuplicain, et la vie de l’homme privé. Très vite, il m’est apparu que cette biographie devrait développer aussi celle de sa famille proche, son épouse Sarah Clamageran et leurs six enfants Marie, Gabrielle, Valentine, Jean, Louis et Alexandrine.

Voilà donc un document de près de 160 pages que l’on peut télécharger ici – PDF 26 Mo. Abondamment illustré, il est enrichi des notes explicatives qui m’ont paru nécessaires et d’un index final permettant de se retrouver parmi les lieux et les personnes citées. J’espère que le lecteur, qu’il soit un des descendants (plus d’une centaine) ou un amateur d’histoire, tirera autant de plaisir à lire cette biographie que j’en ai pris à la produire.

La suite de ce billet donne une version plus courte, accessible en ligne, de la biographie complète.

La famille Demassieux : les origines

La plus ancienne mention du patronyme Demassieux actuellement connue est celle du mariage de Didier Demassieux le 11 janvier 1695 à Autréville, petit village du nord du département de la Meuse aux confins des Ardennes. Les Demassieux sont laboureurs, vignerons, de père en fils, semblant peu à peu s’élever dans l’échelle sociale du bourg de Moulins-Saint-Hubert où ils se sont établis.

Ainsi, Jacques Démassieux (1746-1816) traverse la révolution comme membre du comité de surveillance chargé de dénoncer les suspects et les aristocrates, officier d’état civil, agent de l’Administration Municipale (de 1794 à 1798) et enfin, en 1799, Vice-Président de l’Administration Communale. Naviguant quelque peu entre les régimes, il sera plus tard membre du Comité Royaliste de Fresnes! On le retrouve ainsi en 1815 parmi les neuf signataires d’une pétition au roi Louis XVIII se plaignant des troupes étrangères cantonnées dans la région.

Son fils, Jean Demassieux (1788-1864) est propriétaire et menuisier à Fresnes-en-Woëvre. Le fils ainé de Jean , Hubert Demassieux (1820-1886), est clerc de notaire, puis employé. Il épouse Elisabeth Caré à Verdun en 1819 où son père est négociant et juge suppléant auprès du tribunal de commerce de l’arrondissement de Verdun. Le couple a quatre enfants : Louis-Nicolas, né le 31 décembre 1843 ; Marie Claire, morte jeune ; Paulin (1851-1918) qui aura trois fils (disparus, semble-t-il sans postérité), et Claire ( 1857-1941) qui ne se mariera pas.

Arbre généalogique de Louis Nicolas Demassieux (voir sa fiche Généanet pour une version plus rigoureuse)

Enfance

Louis Nicolas Demassieux (pour lui-même et ses descendants, l’accent disparaîtra du patronyme à partir de 1856 environ) est né à Fresnes-en-Woëvre le 31 décembre 1843. En 1843, année de la naissance de son fils Louis Nicolas, Hubert Demassieux est maître clerc de notaire à Fresnes-en-Woëvre, un bourg d’un peu plus de 1000 habitants, qui ne compte pas moins de deux notaires. Hubert Demassieux est le premier Demassieux à s’éloigner de son village natal. En 1850, la famille déménage à Étain, où Hubert est huissier. Située au milieu d’une plaine fertile, sur la rive gauche de l’Orne, à l’embranchement de la route nationale de Paris à Longwy avec l’ancienne route départementale de Metz à Sedan, Étain est une jolie petite ville de 2500 habitants, dont 3 notaires et 2 huissiers. Les rues en sont larges et les maisons bien bâties. Il y règne une activité commerciale qui contraste avec la ruralité des campagnes environnantes. En 1857, la famille d’Hubert Demassieux s’établit à Warcq, où Hubert devient cultivateur.

Louis Nicolas Demassieux enfant, vers 1855

On peut imaginer que Louis Nicolas a fréquenté l’école primaire d’Étain, de 1850 à 1855. Sans doutes y a-t-il bien réussi, puisqu’il fait ses études secondaires au Lycée Impérial de Nancy comme interne, de 1856 à 1860. Le lycée impérial s’est installé le 6 mai 1803 dans les bâtiments de deux anciens couvents, celui des Minimes et celui des Visitandines, dont les membres ont été expulsés à la Révolution. Il sera renommé Lycée Henri Poincaré en 1913[1]Hasard de l’histoire familiale, l’arrière-arrière-petit-fils de Louis Nicolas Demassieux, auteur de ces lignes, a fait sa scolarité au Lycée Henri Poincaré de Nancy entre 1971 et 1979.

Nancy, le Lycée Impérial, devenu Lycée Henri Poincaré

Au lycée, Louis Nicolas obtient d’excellents résultats, et se distingue par ses résultats en Mathématique, Arithmétique et Algèbre. Il obtient le baccalauréat ès-sciences à Nancy les 16 et 17 avril 1860. La famille Demassieux déménage alors à Paris. Est-ce parce-que Hubert y a trouvé un emploi, ou bien parce que les parents ont souhaité mettre Louis Nicolas dans un lycée plus prestigieux ? Son père devient comptable dans une brasserie sise au 108 de la rue Mouffetard. La famille habite rue du Battoir Saint-Victor, juste à côté de la prison Sainte Pélagie. Louis Nicolas Demassieux se retrouve donc scolarisé au Lycée Charlemagne à Paris, dans le Marais. Pensionnaire à l’Institution Jauffret[2]L’institution Jauffret, créée en 1837, est une école secondaire privée parisienne du XIXe siècle. Elle était installée dans l’hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau au 29, rue … ...Lire la suite, Louis Nicolas y prépare le concours d’entrée à l’École Polytechnique.

École Polytechnique

Louis Nicolas Demassieux entre à l’École Polytechnique en 1862, dès sa première tentative. Il réussit brillamment le concours d’entrée, et est classé 10ème sur 130 élèves admis. Il bénéficie d’une bourse d’étude en raison des faibles revenis de son père. Pour obtenir cette bourse, Louis Nicolas s’est engagé à servir dans les services publics ou militaires selon son rang de classement à la sortie.

Entrée de l’école polytechnique, 1885

Parmi les nombreuses matières étudiées, figurent l’analyse, la physique, la mécanique, la chimie, mais aussi l’art militaire et la topographie. Les élèves, alors destinés en grande majorité à servir dans les armes, suivent des cours d’exercice militaire qui ont lieu dans la cour des Acacias de l’École : cours de tir au fusil et au révolver et de « mouvements de pied ferme ». S’ajoutent à ces cours l’enseignement des humanités : l’histoire, la littérature, l’allemand, le dessin. La gymnastique, également, est obligatoire. La formation militaire est sérieuse, mais les traditions qui perdurent aujourd’hui à l’école polytechnique sont déjà bien en place [3]A. Pass-Lanneau, « Traditions et Contradictions, Un portrait de la promotion 1865 ». 2015. [En ligne, école Polytechnique]

Son rang d’admission lui vaut le grade de sergent en 1862-1863. Louis passe en seconde année, classé 37ème sur 129 ; il ne se retrouve que 45ème sur 128 à la sortie en 1864. Il semble qu’une faiblesse relative en analyse et en langues explique ce léger recul, ses autres notes étant excellentes.

Louis Nicolas Demassieux, 1861

Ayant choisi l’arme du Génie, Louis Nicolas est nommé le 1er octobre 1864 sous-lieutenant-élève à l’École d’application du Génie, qui se trouvait alors à Metz[4]L’École d’application de l’artillerie et du génie est une école militaire et une école d’application de l’École polytechnique créée en 1794 à Metz par le Comité de salut public par … ...Lire la suite.

À sa sortie de l’école, il est nommé lieutenant en second et est affecté au 1er régiment du Génie, ce qui le conduit d’abord à Arras (1er octobre 1866), puis au Camp de Châlons-en-Champagne (22 avril 1868), et enfin à Metz (11 octobre 1868). Finalement, il est nommé lieutenant en premier le 30 décembre 1868 et est affecté en Cochinchine.

Cochinchine (1869-1871)

En 1868-1869, la Cochinchine est alors un protectorat, cédé à la France par des accords, plus ou moins respectés, avec l’empereur d’Annam Tự Đức. Il dépendait du ministère de la Marine et des Colonies et relevait en 1868 de l’amiral de la Grandière, remplacé en 1870 par l’amiral Cornulier-Lucinière. Quand arrive le lieutenant Demassieux, la Cochinchine vient donc juste d’être « pacifiée ». Le territoire est peu sûr et en pleine organisation. La France occupe un territoire de 50 000 kilomètres carrés au moins, peuplé de deux millions de personnes et occupé par environ 1000 français.

Carte de la Cochinchine française en 1881 – La circonscription de Baria est en bleu clair
Baria Nui Dinh Extrait d‘une Carte dressée par le Lt Foucaud en 1865

Le lieutenant Demassieux est affecté à la circonscription de Baria Nui Dinh. Le jeune nouveau chef du Génie de 26 ans y est en charge d’importants travaux. Il s’y trouve seul officier, avec un sous-lieutenant des Compagnies indigènes des troupes du Génie. Baria, dit un rapport d’inspection, « est un nouvel établissement » .

Baria apparait comme une position importante, comme extrémité de notre ligne d’occupation vers l’extrémité Sud-Est de nos possessions. La salubrité est suffisante. L’enceinte est une redoute carrée bastionnée de 200 mètres de côté extérieur, terrassée sur trois de ses faces, la quatrième fermée par un mur crénelé. Mais les bâtiments militaires, établis très rapidement au début de l’occupation, laissent beaucoup à désirer. Le logement des troupes est médiocre. Le pavillon du commandant supérieur et le logis des sœurs de l’Hôpital sont assez convenables, mais les cases occupées par les autres officiers sont en très mauvaises conditions, inhabitables. L’Hôpital est le service qui laisse le plus à désirer : salle des malades très basse, mal aérée, pas de salle pour les officiers et sous-officiers. Cet établissement exige des réparations immédiates.

Rapport du colonel Malcor, directeur du Génie en Cochinchine, pour l’année 1869

Là, le capitaine Demassieux participe à la création de la route de Baria et du débarcadère de Phuoc Le, à la construction d’ouvrages de fortifications semi-permanentes, préalables à un établissement militaire significatif dont la construction était à l’époque envisagée sur le site stratégique de la colline de Nui Dinh, projet qui ne se concrétisera jamais.

Le lieutenant Demassieux est promu capitaine en second par décret du 8 juillet 1870, cinq jours avant la « dépêche d’Ems » qui servit de prétexte au déclenchement de la guerre de 1870. Survient le 19 juillet 1870 la déclaration de guerre à la Prusse. Le rapport annuel sur le personnel du Génie du 14 novembre en fait état : « Les circonstances douloureuses dans lesquelles se trouve la Mère Patrie nous imposent le devoir de supporter la surcharge de travail qui en résulte ».

La pénurie des effectifs en officiers est grande. En janvier 1871, il manque au service du Génie trois capitaines sur six , quatre gardes sur 12 et quatre gardiens sur 12. En août 1870, on réunit les deux circonscriptions de Saïgon et de Baria, et, d’autre part, on prévoit le ralentissement des travaux : « On ne doit pas, d’ici longtemps, développer Nui Dinh pour le casernement ». Le poste de Nui Dinh construit par le capitaine Demassieux sera d’ailleurs supprimé dès 1874.

Mais le capitaine Demassieux a la « santé épuisée par les travaux de Nui Dinh ». On le fait alors rapatrier ; cette fois, il peut passer par le canal de Suez. L’état de santé de Louis Nicolas Demassieux est représentatif de la situation générale des militaires dans les colonies. La mortalité annuelle des militaires français en Cochinchine pour les années 1861-1879 s’élève en effet à 48,2 pour 1000, soit 4 fois plus qu’en Métropole, où elle est de 11,4 pour 1000 [5]G. Lagneau, Mortalité des militaires français dans les colonies. 1889. [En ligne, Gallica].

Montpellier (1871)

Le capitaine Demassieux, de retour de Cochinchine, débarque à Toulon le 1er mars 1871, quinze jours avant l’insurrection de la Commune de Paris. Dans une lettre adressée de Toulon au ministère de la Guerre, il demande à réintégrer les cadres de la Guerre, après son détachement au ministère de la marine. Son congé expire le 11 mai, mais il se croit assez rétabli pour reprendre immédiatement du service :

Je viens de rentrer de Cochinchine <…> au mois de janvier ma santé s’est trouvée tellement compromise que j’ai dû rentrer en France. Monsieur Le Médecin chef de l’Hôpital de Saïgon m’a engagé à ne plus affronter de longtemps le soleil des tropiques. Ses collègues de France n’ont fait que confirmer cette opinion. Je vous demanderai comme unique faveur une résidence dans le midi de la France, dont le climat m’est recommandé. S’il était possible, j’accepterai de préférence une place au 2ème régiment du Génie, actuellement à Montpellier.

Lettre du capitaine Demassieux, 17 avril 1871
Caserne du génie à Montpellier (collection personnelle)

Cette requête est accueillie favorablement et le capitaine Demassieux est affecté au 2ème régiment du Génie, à compter du 1er mai 1871, à Montpellier d’abord, puis à Lyon.

Louis Nicolas Demassieux suit de loin, en avril et de mai à novembre 1871, les événements du siège de Paris et de la Commune. L’année suivante, en allant à Nîmes chez des amis, le pasteur Grotz[6]Auguste Grotz (1825-1907), pasteur de l’Église réformée de Nîmes (1863-1906). Rédacteur-gérant du Foyer protestant. Membre de l’Académie de Nîmes. Chevalier de la Légion … ...Lire la suite et sa femme, il rencontre chez eux Sarah, fille aînée de Félix Clamageran. Elle allait épouser, à dix-huit ans, un jeune pasteur, Émile Cadiot.

Louis Demassieux en devient amoureux à tel point que pour la fuir, il demande à repartir pour l’orient. Il reçoit alors début 1872 une nouvelle affectation pour l’Outre-Mer, à Tahiti.

Tahiti (1872-1874)

Carte de Tahiti 1889 [7]Source les colonies Françaises

Occupée en 1842 par l’amiral Dupetit-Thouars, à la suite d’une demande de protection souscrite par la reine Pomaré IV (1813-1877), dans un contexte d’affrontement avec l’Angleterre, Tahiti était alors depuis 1847 un protectorat, sous l’administration du ministère de la Marine et des Colonies. Louis Nicolas Demassieux a donc croisé, pendant son séjour à Tahiti, les deux derniers souverains de Tahiti : la reine Pomaré IV qui décédera en 1877 (après le départ de Louis Nicolas Demassieux) et son fils Pomaré V qui prendra sa succession, jusqu’à son abdication en 1880.

Le capitaine Demassieux embarque le 12 mai 1872 à Bordeaux sur le trois-mâts France-Chérie, de la compagnie Tandonnet, et parvient à Tahiti le 7 novembre 1872 après un voyage de 6 mois passant par le cap de Bonne Espérance et la Nouvelle Calédonie.

Arrivée du trois-mâts France-Chérie annoncé par Le messager de Tahiti, 9 novembre 1872

Le projet le plus important auquel il participe est la construction de la route circulaire autour de l’ile, qui permet de relier les vallées rayonnant de la montagne. Dès 1873, le gouverneur de Tahiti se félicite du progrès réalisé, et une carte de 1875 montre la route terminée.

La route de l’Est que nous avons suivie d’abord n’est pas terminée, mais on peut déjà la suivre dans tout son parcours soit à pied soit à cheval, et l’artillerie a pu sans difficulté aller de Papeete à Teravao. Ce résultat, auquel la généralité de la population ne croyait pas, a été d’un excellent effet. Si les travaux de route continuent à être exécutés, ce qui m’a été promis par les indigènes qui en sont chargés, à la fin de l’année ou au commencement de l’année prochaine on pourra se rendre en voiture à Téravao par la route de l’Est, ce que les indigènes et beaucoup d’européens considéraient comme impossible. Sans doute elle ne sera pas encore terminée, il restera à l’améliorer et à construire les ponts que nécessite le passage des rivières, mais au moins les difficultés seront vaincues et il n’y aura plus qu’à exécuter les travaux d’entretien et d’amélioration. Il a fallu pour arriver à ce résultat toute la persévérance que le service des Ponts et Chaussées a déployée et l’intervention constante de l’autorité afin de vaincre la résistance des indigènes, qui ne croyaient pas à la réussite de cette entreprise. Maintenant au contraire qu’ils en sont convaincus, ils sont fiers à bon droit des travaux qu’ils ont exécutés, et en comprennent l’utilité.

rapport du commandant des Établissements de l’Océanie, Papeete, 6 novembre 1873
Carte de Tahiti dressée en 1875

Louis Nicolas Demassieux supervisera les travaux de construction de l’Église catholique, actuelle cathédrale de Papeete, dont les plans ont été réalisés par le capitaine du Génie Mazery avant son arrivée. L’édifice sera inauguré le 25 décembre 1875, après son départ.

Cathédrale de Papeete en 1937

Louis Nicolas Demassieux dirige d’autre travaux : aménagement des quais de Papeete, création d’une conduite d’eau dans la vallée de Fautahua, qui pénètre dans la montagne juste derrière Papeete, mène des travaux de fortifications, ceux des quais. Il dresse aussi les plans d’un pavillon des malades pour l’hôpital, gérant un budget annuel de près de 250 000 Francs et participant à divers conseils ou juridictions de l’île.

Le commissaire de la République sur l’ile envoie un rapport élogieux sur ces activités

Monsieur Demassieux est un officier très distingué, il a rendu à la colonie dans ses doubles fonctions de directeur du Génie et des Ponts et Chaussées, des services signalés. C’est grâce à son énergique persistance qu’elle possède aujourd’hui une route viable qui contourne l’île de Tahiti. Il a su franchir les difficultés immenses que des esprits sérieux trouvaient insurmontables. Cette route de ceinture que l’on désespérait de voir jamais s’achever tant les obstacles étaient grands, surtout dans l’est, est un bienfait réel pour l’avenir de la colonie. Monsieur Demassieux, qui doit bientôt retourner au Service de la Guerre, mérite une récompense de la part du Département de la Marine et des Colonies pour les services exceptionnels qu’il a rendus à Tahiti. Je le propose pour la croix de la Légion d’Honneur. 

Papeete, 1er octobre 1874. Le commandant Commissaire de la République.

Le capitaine du Génie Demassieux embarque le 22 décembre 1874 comme seul passager sur le Brick anglais Tawera de 232 tonneaux allant à Valparaiso avec un chargement de 9,780kg de Coprah (« Messager de Tahiti » du 25 décembre 1874). Tahiti laisse au capitaine Demassieux de très bon souvenir. Sa fille Alexandrine se souvient : « Parfois, il parlait de Tahiti. Tahiti nous semblait le Paradis Terrestre. Il en avait de merveilleux souvenirs : les fleurs, les fruits, les cocotiers, et les gens si beaux, si heureux avant l’arrivée des missionnaires».

La famille conserve un tirage original d’une magnifique photographie de la vallée de Fautaua, faite par le photographe Lucien Gauthier, qui résida à Tahiti entre 1904 et 1920 ; soit après le départ de Luis Nicolas Demassieux. Ce dernier s’est-il procuré ce tirage ultérieurement, en souvenir des années passées à Tahiti ?

Vallée de Fautaua, photographie de Lucien Gauthier (entre 1904 et 1920)
Baie de Papeete et Moorea au loin,1899 – Henri Plumhof

Retour en France, Nîmes (1874-1878)

Le capitaine Demassieux débarque à Bordeaux le 3 avril 1875 après un séjour Outre-Mer de deux ans et dix mois, et une traversée qui lui fit doubler le cap Horn (ou passer par le détroit de Magellan), puisqu’il fit escale à Valparaiso. Après un congé qui a dû lui permettre de revoir ses proches, il est affecté le 5 juillet 1875 à Nîmes et reçoit sa nomination de capitaine en premier le 20 octobre 1875.

Il restera à la chefferie du Génie de Nîmes jusqu’en novembre 1878, s’occupant entre autres de la construction des casernes de l’artillerie. C’est en effet une période charnière pour la ville : suite à de longues démarches des élus de cette ville, le Maréchal Mac Mahon, alors président de la république, venait de décider par décret du 12 juin 1875, la création d’une école d’artillerie à Nîmes[10]Origine de l’Artillerie à Nîmes. [En ligne].

Les casernes d’artillerie de Nîmes : vue d’ensemble vers 1900

Louis Nicolas Demassieux avait fait la connaissance de sa future épouse, Sarah Clamageran en 1871, pendant son séjour au 2ème régiment du Génie à Montpellier. Sarah Clamageran s’était à l’époque promise en mariage à un jeune Pasteur de Bédarieux, Jean Émile Cadiot, dont la famille était originaire de l’île d’Oléron. Le capitaine Demassieux aurait alors, pour tenter d’oublier Sarah, sollicité son départ pour l’Outre-Mer. Le mariage Cadiot-Clamageran avait eu lieu effectivement le 22 août 1872 à Périgueux mais cette union fut rapidement rompue par le décès du Pasteur Cadiot, le 24 avril 1873.

Sarah Louise Clamageran vers 1876

Le capitaine Demassieux, à son retour de Tahiti où il avait appris, sans doute par les Grotz, le décès de Jean Émile Cadiot, étant affecté à Nîmes, il lui est alors possible d’épouser Sarah Clamageran le 14 juin 1876. Le contrat de mariage recense les bien de Sarah, dont certains sont issus de la succession de Jean Cadiot, son premier mari, et d’autre probablement issus de sa dot. Elle apporte un capital de 35380 Frs, assurant un revenu annuel de 1280Frs. Le futur époux vient, de toute évidence, sans fortune personnelle : ses vêtements et ses armes sont son seul bien, évalué à 2000 Frs.  Son traitement de Capitaine est alors de 500Frs par an : les revenus apportés par les biens de Sarah contribuent donc substantiellement au budget familial !

Quai de la Fontaine à Nîmes

Les époux s’installent au 4 quai de la Fontaine. C’est là que naissent les deux premiers enfants du ménage, Marie, née le 22 mars 1877, et Gabrielle, née le 17 juin 1878.

Marie Demassieux (1877-1886), fille de Louis Nicolas Demassieux, Toul vers 1880

Toul (1878-1880)

Après son séjour à Nîmes, une décision ministérielle du 21 novembre 1878 mute le capitaine à la chefferie du Génie à Toul, toujours en sous-ordre. Après son séjour en Cochinchine et à Tahiti, Louis Demassieux retrouve le rude climat lorrain : sa moustache et sa barbe se prenant par le gel pendant les manœuvres du matin. Le capitaine Demassieux fut chargé à Toul de travaux importants, tels que ceux entrepris pour le remaniement de la redoute du Tillot, ouvrage situé au Sud de la ville.

Toul, la redoute du Tillot

Toul verra la naissance d’une troisième fille, Valentine, le 17 février 1880. Son séjour à Toul sera de deux ans et demi, puis une décision du 23 avril 1881 le désigne alors pour servir en Algérie.

Algérie (1881-1887)

Embarqué à Marseille le 17 Mai 1881, Louis Nicolas Demassieux arrive à Alger le 19 et, désigné par le général commandant le 10ème corps pour diriger la chefferie d’Aumale, il rejoint son poste le 24 Mai.

Le capitaine Louis Nicolas Demassieux à Aumale, 1881


Prévoyant sans doute le départ prochain de son mari, Sarah Demassieux, enceinte, s’était rendue quelque temps plus tôt chez ses parents. Son père, Félix Clamageran est alors Vice-Consul à Rosas (Espagne). Jean Demassieux, le premier fils de Louis Nicolas et Sarah, nait donc à Rosas le 4 avril 1881. En juin il fait un aller et retour Alger-Port Vendres-Alger. La traversée par Port-Vendres était la plus courte, avec une mer toujours calme. Il va chercher sa famille, son épouse et ses trois filles, et Suzanne Clamageran, sœur de Sarah Clamageran, chargée d’aider à amener le petit Jean

En 1882 le capitaine Demassieux est nommé chef du Génie à Dellys, où il prend ses fonctions le 15 décembre et où il restera jusqu’en juillet 1887. Le petit port de Dellys se trouve 100 km à l’est d’Alger, non loin de l’embouchure de l’oued Sebaou. La petite ville s’étage en amphithéâtre sur un contrefort oriental du djebel el Assouaf qui se termine dans la mer par la longue pointe effilée du cap Bengut.

Vue d’ensemble de Dellys et du cap Bengut en 1897
Les quais de Dellys (Algérie)

La famille s’établi durablement dans cette petite ville. Le capitaine Demassieux achète même à proximité de Dellys, à Rebeval, une petite propriété viticole. Il revient parfois en Métropole, en particulier en 1883 où il fait une cure à Vichy et va avec sa famille à Rosas voir ses beaux-parents, en 1885, et en 1886 pour le décès de son père. Quinze jours après son retour de métropole, le 28 août, se produit le décès de Marie, la fille ainée de Louis et Sarah Demassieux, âgée de neuf ans. Louis Demassieux et son épouse sont profondément affectés par cette perte.

Louis Nicolas Demassieux et sa famille à Dellys (Algérie) vers 1884
Louis Nicolas Demassieux, son épouse Sarah et leurs enfants (de g. à d. 1er rang Jean, Valentine et 2ème rang Gabrielle et Marie)

Malgré le deuil, sa carrière militaire se poursuit donc avec succès ; il s’occupe notamment de casernements et d’un magasin à poudre, et reçoit des éloges de ses supérieurs.

Monsieur Le commandant Demassieux est un chef de Génie modèle. Il est très expert en construction, très entendu dans tout ce qui concerne le service d’officier du Génie. On ne peut que regretter qu’un Officier de sa valeur et ayant rendu d’excellents services aux colonies (Cochinchine, Tahiti), ne soit pas arrivé chef de Bataillon au choix ; il est juste que, comme compensation, on lui donne le plus tôt possible la Croix d’Officier de la Légion d’Honneur

Notes pour 1885

Il est enfin nommé chef de Bataillon le 30 décembre 1884, grade auquel il avait été proposé chaque année depuis 1879! Le 1er janvier 1887 le commandant Demassieux reçoit la croix d’Officier de la Légion d’Honneur devant les troupes de la garnison.

Tunisie (1887-1890)

Le 4 juin 1887, une décision ministérielle le nomme au poste de chef du Génie à Tunis. Il s’embarque à Dellys le 13 juillet . Quand Louis Nicolas Demassieux prend ses fonctions, le 17 juillet 1887, le protectorat français en Tunisie n’est établi que depuis 6 ans. C’est en effet le 12 mai 1881, qu’a été signé le traité du Bardo, officialisant le protectorat, entrainant une révolte partie de Sfax, dans laquelles les Français se retrouvent face à plus de 6000 insurgés.

Louis Nicolas Demassieux continue son activité de bâtisseur : il fait exécuter en 1889 un pavillon de troupes à la caserne d’artillerie qui, selon ses supérieurs, « qui fait le plus grand honneur à son talent d’architecte et de constructeur», lesquels notent aussi que sa santé est légèrement compromise par son long séjour dans les pays chauds. Il rédige aussi un projet de défense du littoral de la Tunisie.

 D’un esprit droit, ferme et consciencieux, Monsieur le commandant Demassieux est très expert dans la conduite des affaires et possède un jugement des plus sûrs. C’est un excellent chef de Génie et un officier de valeur qui ne parait pas avoir obtenu jusqu’à ce jour l’avancement dont il est digne et qu’il y a intérêt à faire avancer le plus tôt possible. La direction le propose de nouveau cette année pour le grade de lieutenant-colonel, et croit devoir insister de la façon la plus pressante pour que cette proposition soit prise en très sérieuse considération. »

Note 1889, Brigade d’occupation de Tunisie, État-Major particulier du Génie, général Langlois
Nouvelle caserne du Génie – Tunis, 1906

Son activité est aussi remarquée par les autorité tunisiennes. Le 12 avril 1888, à l’occasion de la fête nationale, Louis Nicolas est nommé, par le Bey de Tunis, au grade de Commandeur du Nichan Iftikhar. L’ordre du Nichan Iftikhar (arabe : نيشان الافتخار, du turc : İftihar Nişanı, c’est-à-dire, Ordre de la Fierté) est le premier ordre tunisien en raison de sa date de création. Il est attribué pour récompenser des services civils et militaires aussi bien aux ressortissants tunisiens qu’étrangers, en particulier les officiers, sous-officiers et soldats de la brigade d’occupation.

En août 1888, c’est la naissance à Tunis, au foyer des Demassieux, des jumeaux Louis et Alexandrine, les derniers enfants de la fratrie.

Louis et Alexandrine Demassieux avec leur mère Sarah, 1888

À la chefferie d’Alger (1890-1900)

Le 24 mai 1890 une décision ministérielle affecte le chef de Bataillon Demassieux à nouveau en Algérie, où il se rend le 5 juillet, nommé à la tête de la chefferie d’Alger. La traversée en bateau entre Tunis et Alger, est difficile : la tradition familiale indique que les jumeaux Alexandrine et Louis ont failli mourir de faim en bateau, « il n’y avait pas de nourriture pour bébés, alors que, jusqu’à quatre ans, nous avons été nourri de lait et de bouillies ».

La famille s’installe au 17 rue du 14 juin, dans la vieille demeure appelée l’Amirauté qui appartenait au Génie, située sur la mer, près de la jetée.

La rue du 14 juin (référence au 14 juin 1830, date du débarquement français en Algérie) délimite le quartier nommé Bastion 13, ou palais des Raïs[11]le Palais des Raïs existe encore (source Wikipedia) et une visite video qui se termine par le n° 17, un ensemble de trois palais et six « maisons des pêcheurs ». Anciennement attenant à la Casbah d’Alger, il a été percé en peu avant 1880 par le Boulevard des Palmiers, renommé par la suite Boulevard Amiral Pierre. Les jours de tempête, le boulevard et les fenêtres de la famille Demassieux sont battues par les embruns.

Boulevard des Palmiers et promontoire du Bastion 13, un jour d’orage (photo Neurdein 1895)

Pour les enfants, la mer et le port ont un grand intérêt : la mer bleue et calme, ou agitée et bruyante qui se brise en écume sur les rochers et la jetée. Ils surveillent les bateaux, les longs courriers, les “Transats” qui font le va et vient Alger-Port-Vendres ou Alger-Marseille, les petits remorqueurs noirs fumant, bruyants, qui vont chercher les bateaux, les dirigent vers la jetée, les amènent à leur place, les cargos que l’on décharge, et, parfois, un beau voilier chargé de bois. Au mois de mai, par beau temps, ils guettent l’arrivé des balancelles venant d’Espagne, avec des chargements de gargoulettes mouillées, qui semblent courir sur l’eau avec leurs voiles blanches gonflées par la brise.

Jean Demassieux va au Lycée. Les filles de la famille Demassieux ne vont pas au lycées : les lycées de filles n’étant pas bien vus, mais fréquente une école privée, qui a lieu dans l’appartement d’une dame Clémenson.

Portait de Jenny Clémenson

Cette institutrice était en fait Jenny Rengguer de la Lime, qui après Julie Daubié en 1861, est la quatrième française à avoir obtenu le diplôme du Baccalauréat, à Aix en 1865. Jenny Rengguer sera la 1ère femme étudiante en médecine en 1865. Le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy lui avait accordé l’autorisation de s’inscrire en 1865, avec le soutien du Dr Noël-Innocent Patin (1793-1868), directeur de l’école de médecine d’Alger, autorisation accordée uniquement pour l’école d’Alger. Son inscription précéde donc de trois ans l’inscription en métropole de Mme Madeleine Brès (1842-1921). Jenny Rengguer ne sera cependant autorisée à exercer la médecine uniquement sur le territoire algérien, mais fût toutefois vivement encouragée à y faire des émules car aucun médecin homme ne pouvait pénétrer chez les familles « indigènes » pour soigner femmes et enfants. Elle épousera en 1872 Charles Clemenson, et sera ensuite directrice d’école libre à Alger. Elle sera nommée officier de l’instruction publique en 1900, devenant donc la première femme inspectrice de l’éducation nationale.

Le dimanche, la famille se promène en break dans la région, à la Bouzareah ou à Maison Carrée, qui est un gros village à 10 km d’Alger. Jean Demassieux raconte :

Dimanche, nous sommes allés en break à la Bouzareah . Malheureusement le temps était couvert ; en approchant du haut, nous étions entourés des volutes de brouillard chassées par le vent avec rapidité ; en arrivant au sommet, nous étions dans un nuage ; on ne voyait pas à vingt pas devant soi, et nous n’avons rien vu de la Mitidja. C’était dommage, car lorsque le temps est beau, on a une vue magnifique sur la Mitidja, que l’on voit jusqu’à Blida ; pourtant, la Bouzareah n’a que 600 mètres de hauteur. Nous sommes revenus à Alger par une route très belle ; d’un côté des ravins assez profonds, pleins de fleurs et tout verts ; de l’autre, des rochers schisteux dans lesquels la route a été taillée à pic. 10.
… Maison Carrée, est un gros village à 10 km d’Alger. Il y a derrière ce village un petit tout petit bois, dans lequel se trouvent beaucoup de fleurs. Maison Carrée est un joli village, où l’on entre par une avenue de platanes ; il y passe un cours d’eau nommé El Harrach, que l’on est bien obligé d’appeler un fleuve puisqu’il se jette dans la mer, mais qui n’est qu’une maigre rivière en temps ordinaire, un ruisseau en été, et un petit torrent en hiver
Lettre du 5 avril 1894 de Jean Demassieux à William Clamageran

Lettres du 21 mars et du 5 avril 1894 de Jean Demassieux à William Clamageran

Louis Nicolas Demassieux rédige un projet de défense du littoral de l’Algérie et part souvent en voyage. Il va à Sidi Ferruch, une presqu’île située à 30 kilomètres à l’ouest d’Alger, pour inspecter le fort

Le fort de Sidi Ferruch

Un de ses déplacements le mène à Laghoua, une palmeraie aux portes du désert, située à 400km au sud d’Alger. Il fallait huit jours par les pistes, avec des étapes assez peu confortables, soit dans les pauvres hôtels de Sud, soit au Génie. Louis Nicolas aima Laghouat, cette belle ville militaire, l’oasis, les maisons blanches ; les officiers des Affaires Indigènes le recevaient, bien contents de communiquer avec Alger. Après cette longue absence, il revint enchanté et raconte son voyage à sa famille : la poussière sur les pistes, l’accueil à Laghouat, les troupeaux sur la route, les rochers de sel.

Louis Nicolas, entre autres choses, préside le Conseil de Guerre. Un jour on jugeait un « joyeux »  qui avait déchiré ses effets. Il aurait dû être condamné à peu de chose, mais ou moment où le commandant Demassieux, après la lecture de l’acte d’accusation, lui demande ce qu’il avait à dire pour sa défense, le soldat prend deux boutons de tunique et les lui lançe à la tête. Le commandant Demassieux peut éviter le coup, mais l’histoire ne dit pas à quoi fut condamné le pauvre soldat.

Constantine (1894-1898)

Le 25 avril 1894, le commandant Demassieux est nommé lieutenant-colonel, et le 10 juillet 1894, est affecté comme directeur du Génie à Constantine, où il prend ses fonctions le 16 septembre. Le déménagement n’est pas simple : Gabrielle Demassieux, âgée de 17 ans, est malade, maladie nerveuse, disent les médecins militaires qui l’empêche de marcher. Il avait fallu, après le long voyage en train, la transporter sur une civière à son nouveau domicile. Pendant deux ou trois ans, elle vivra « en infirme » au milieu des siens, sans impatience, travaillant pour s’instruire et s’occupant des problèmes d’arithmétique des jumeaux. Elle est finalement envoyée pendant l’été 1898 passer quelques temps chez ses grands-parents Clamageran, près de Rouen et elle s’y rétablit.

Sarah Demassieux et ses enfants à Constantine vers 1894
(de g. à d. Valentine, Alexandrine, le fils ainé Jean debout, Louis, Gabrielle)

La famille Demassieux s’installe dans une très belle maison : un patio-jardin, avec un bassin rond au milieu, et, dans le bassin, des poissons rouges ; un très grand salon aux portes en cèdre sculptées, des galeries en bois de cèdre dominant le patio, les murs garnis de carreaux bleus à fleurs, et, par terre, des carreaux bleus de Delft, provenant des bateaux hollandais pris par les barbaresques d’Algérie. Le bureau du général est près de l’entrée, à côté du poste de garde. La maison avait été prolongée par une longue galerie à persiennes qui donnait, au premier étage, sur le jardin du palais voisin, le palais du Bey. De leur maison au palais, c’était un court chemin dans les galeries aux faïences bleues, puis les salons aux merveilleux tapis. Là vivait le général de la Roque, entouré de ses serviteurs arabes, et de soldats plantons à la porte.

Louis Nicolas Demassieux et sa famille vers 1898, g. à d. Alexandrine, Gabrielle, Louis, Valentine et le fils ainé Jean debout. La photo est prise au 1er étage du palais du bey, dans une galerie dont on reconnaît les faïences sur cette video.

La famille va se promener « aux pins », un grand bois de pins et de quelques essences européennes, ou vont en break vers la route de l’autre côté de la ville, qui montait vers une zone un peu désertique, sans maisons ni cultures, dont l’herbe vite jaunie, était pourtant fleurie de belle anémones rouge à cœur noir, le « Lys des champs » de l’Évangile, de petites anémones qu’on appelait des « gouttes de sang », qui gazonnaient, et d’asphodèles.

La famille de Louis Nicolas en break, Constantine vers 1896. Louis Nicolas Demassieux, Valentine Demassieux (?), Sarah, Alexandrine et Gabrielle Demassieux (?)

L’affectation à Constantine n’edst pas de tout repos. Lors des élections municipales de 1896, une violente agitation antisémite a lieu en Algérie, encouragée par la présence de listes antisémitiques dans plusieurs municipalités, listes qui seront battues à Alger et Oran, mais qui sera élue à Constantine. À Constantine, des incidents éclatent après qu’un chrétien, M Grasset, ait été frappé par des israélites. Les archives israélites [12]Archives Israélites, 14 mai 1896 (Source Retronews), 21 mai 1896 (Source Retronews) rapportent que « des bandes d’indigènes, amenées du dehors, armées de matraques, ont fait le jour de l’élection, au second tour, la chasse aux juifs, et que cinquante de nos coreligionnaires ont été blessés plus ou moins grièvement par ces brutes stipendiée ». Lors de ces troubles, le colonel Demassieux faisait fonctions de commandant d’armes en raison de l’absence de sa hiérarchie, et les journaux rapportent que ce fut grâce à son tact et aux intelligentes mesures prises par lui que le calme put être rétabli sans effusion de sang[13]La Souveraineté nationale, 12 juin 1898 (Source Retronews).

Jean Demassieux évoque ces émeutes dans une lettre à son cousin William Clamageran :

Les journaux ont dû vous apprendre le patriotisme des algérois et la noble et imposante manifestation qui en est résulté, samedi dernier. Je ne sais comment les journaux de France l’ont raconté ; ceux-ci ont cherché et cherchent à amoindrir l’affaire, sentant quel discrédit elle peut jeter sur l’Algérie. Il est certain qu’avec des arabes et des étrangers, dans tous les troubles, pillages, etc. d’Alger, il y a eu une part notable de Français authentiques, ne valant d’ailleurs pas plus pour cela. Les chefs antijuifs qui ont exploité furieusement l’affaire Dreyfus, et le sentiment patriotique d’admiration pour l’armée ont dû trouver mauvais que leurs adeptes aient crié à bas l’armée ; à bas les vendus et les traîtres, et poursuivi, assailli, hué, sifflé pendant ¾ d’heure un officier qui n’avait fait qu’obéir à la morale et aux règlements militaires, comme le dit une des nombreuses cartes de félicitations et sympathies adressées à papa pour l’occasion.

Lettre du 16 juin 1897 de Jean Demassieux à William Clamageran

Louis Nicolas Demassieux est nommé au grade de colonel le 12 juillet 1897 et son nom est cité dans plusieurs lettres dont les copies figurent dans les rapports d’inspection :

J’ai lu avec satisfaction la lettre que vous a adressée Mr Le Préfet de Constantine au sujet du concours apporté par la troupe pour le maintien de l’ordre, et j’apprécie comme vous l’avez fait toute l’intelligence et la fermeté que Mr le colonel Demassieux a montrées dans ces circonstances délicates. J’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir en exprimer toute ma satisfaction à cet officier supérieur et lui faire connaître que je saisirai la première occasion d’en entretenir le ministre pour appuyer la demande qu’il a faite pour obtenir le commandement d’un régiment du Génie. .

Lettre du 30 octobre 1897 du général Larchey au général commandant la Division de Constantine

Directeur du Génie à Alger (1898-1900)

Le 7 avril 1898, le colonel Demassieux est nommé directeur du Génie à Alger, où il se rend dès le 8. La famille ne s’installe pas cette foi à l’Amirauté, mais dans la rue Philippe, une voie étroite donnant sur la rue Bab el Oued, très bruyante et bornée par la casbah.

Maison des Demassieux (flèche rouge), rue Philippe

La famille loge dans une maison arabe, moins vaste que le palais de Constantine. On y trouve un patio orné de belles faïences, de grandes portes de cèdre sculptées, un escalier de marbre jusqu’au premier. Là, un grand salon, la salle à manger au fond, et une chambre à coucher très grande, avec des faïences bleues mais qui était destinée à la grand-mère maternelle, Louise Roberty. Le grand salon donne sur la galerie par de vastes baies. Il y a une cheminée où, en hiver, on allumait un grand feu pour le « jour » de Sarah Demassieux, le mardi, « son jour », où elle reçoit de nombreuses visites : jeunes officiers, camarades de Louis Demassieux, officiers d’État-Major, ou officiers des Affaires Indigènes. Le deuxième étage est arrangé à la française. Deux chambres donnent sur la rue Bab el Oued, comme celles du premier. Il s’y trouve aussi deux petites chambres assez modestes, dont une donne sur la ville basse, et que les garçons occupent. La maison s’ouvre sur une terrasse où Jean cultive des géraniums. Sarah Demassieux dispose d’un cuisinier. La cuisine est à mi-étage au-dessus de la salle à manger ; toute la cuisine se fait sur un fourneau à charbon de bois à trois trous.

La famille va aux Bains Nelson, situés sur la plage de Bab-El-Oued ; les bains de mer sont une cérémonie dont il faut respecter tous les rites. Tous les enfants profitent des bains de mer, sauf Gabrielle, malade, qui reste assise sur le sable. En sortant de l’eau, on rejoint en courant la cabine de plage, on prend une douche chaude pour enlever le sel, et, avant de rentrer, on boit un doigt de quinquina et on mange quelques biscuits.

La plage Bab-El-Oued et ses établissements de bains.

La famille retournait aussi au jardin sauvage en face de l’amirauté. La grande attraction c’était la Reine Ranavalo. La reine de Madagascar, exilée après la conquête et le traité de protectorat de 1895, avait été installée dans une très belle villa sur les hauteurs d’Alger, avec toute une petite cour. Elle était protestante, convertie par les missionnaires ; les nièces de Ranavalo deviennent amies des sœurs Demassieux, qu’elles avaient rencontré le dimanche au Temple.

La famille croise aussi le Prince d’Annam, Hàm Nghi qui avait été empereur de Hué en 1884 -1885. Déchu du trône, exilé en Algérie en 1888, sous le nom de Prince d’Annam. Hàm Nghi ménera toute sa vie une intense activité d’artiste, produisant de nombreuses œuvres impressionnistes.

Hàm Nghi (1871-1944), Sans titre, Algérie, vers 1916 (Source exposition L’art en exil )

Face aux émeutes anti-juives (1898)

Peu de temps après sa nomination, le 18 avril 1898, Louis Nicolas Demassieux participe à la session du conseil général comme représentant du commandant du 19ème Corps, lorsqu’éclate un incident[14]L’évènement, 19 avril 1898 (Source Retronews). Au début de la séance, Charles Marchal, alors conseiller général, questionne l’administration au sujet des mesures d’ordre prises ces temps derniers contre la population par le déploiement intempestif de forces militaires, allant jusqu’à insulter les tirailleurs algériens [15]La Souveraineté nationale, 12 juin 1898 (Source Retronews). Charles Marchal dirige depuis vingt ans Le Petit Colon, premier quotidien d’Algérie, et est alors candidat « radical antijuif » dans la 2ème circonscription d’Alger aux élections législatives des 8 et 22 mai 1898, où il sera élu député à la faveur d’une violente agitation antijuive.

Le colonel Demassieux, représentant l’autorité militaire, proteste avec énergie contre les paroles de M. Marchal et déclare qu’il est odieux d’outrager de fidèles serviteurs de la France. Ali Chérif, ancien officier et membre indigène du conseil général, joint sa protestation à celle du colonel. Le préfet, estimant que la question posée par M. Marchal n’est pas de sa compétence, refuse de répondre et quitte la salle. M. Marchal continue néanmoins ses protestations ; il est appuyé par le député radical socialiste Paul Samary.

En juin de la même année, le colonel Demassieux intervient courageusement dans une émeute anti-juive, relatée dans plusieurs journaux.

Un journal du matin dans une note conçue en termes perfides, ayant annoncé pour cet après-midi le départ du gouverneur, une foule d’un millier de personnes composée de gens sans aveu, d’étrangers, de naturalisés, de femme et d’enfants se rend sur les quais attendant le départ du courrier. La nouvelle eu départ du gouverneur était fausse, seule la belle-mère de M. Lépine s’embarque â bord du « général Chanzy ».

La foule qui ignorait ce détail, et qui croyait le gouverneur à bord, accueillit le départ du paquebot par des sifflets et cris injurieux. Après le départ du « général Chanzy » ; il s’est produit, un très grave incident. L’armée a été odieusement outragée dans la personne d’un de ses chefs les plus éminents, le colonel Demassieux, directeur du génie à Alger. Immédiatement après le départ du « général Chanzy » le colonel passait, place du gouvernement envahie en ce moment par une foule d’espagnols, d’arabes, de femmes et d’enfants revenant des quais et des rampes du boulevard ou l’annonce du départ de M. Lépine l’avait attirée : la police qui essayait de mettre un peu d’ordre dans cette cohue était débordée et quelque peu bousculée.

Le colonel Demassieux vit à ce moment un arabe s’élancer sur un agent et essayer de lui faire un mauvais parti ; naturellement l’officier prêta main forte à l’agent pour le dégager. Aussitôt des clameurs furieuses s’élevèrent, poussées par cette foule cosmopolite. Le colonel fut injurié dans des termes qu’il nous est impossible de reproduire. On lui criait à bas les traître! à bas les juifs! des projectiles lui furent lancés et une pierre même l’atteignit à l’épaule.

Le colonel ne perdit pas son sang-froid et reprit sa marche pour renter à son domicile rue Philippe. À chaque instant, il était menacé par une foule qui s’accroissait à chaque instant, et qui l’enserrait de toutes parts. Chaque fois qu’il reprenait sa marche, d’ignobles injures lui étaient adressées de toutes parts, dans l’impossibilité de se frayer un chemin parmi cette foule déchaînée. Le colonel Demassieux dut s’arrêter 10 minutes devant le café Apollon, faisant face à cette lâche multitude. Des forcenés étaient montés sur les arbres, sur les bancs, sur les véhicules qui se trouvaient à proximité, continuant à proférer des menaces et des injures. Le commissaire central, prévenu, arriva enfin et avec quelques agents, essaya de faire circuler celle foule qui les débordait sans cesse poursuivant toujours le colonel et la police de ses cris hostiles, pendant tout le trajet de la place du gouvernement à la rue Philippe, en passant par la rue Bab el Oued. À l’entrée de la rue Philippe, finit enfin le supplice infâme infligé par cette vile populace, composée surtout d’étrangers, à un des doyens de l’armée française.

L’évènement, 12 juin 1898 (source Retronews)

Le 11 juillet 1900, le colonel Demassieux est nommé Commandeur de la Légion d’Honneur, qu’il reçoit le 14 juillet devant le front des troupes.

Fontainebleau (1900-1902), au cœur de l’affaire Coblentz

Le 16 juillet 1900, le ministre de la Guerre, le général André, demande communication du dossier personnel du colonel Demassieux, sans doute pour l’examiner en vue de sa nomination éventuelle à la tête de l’École d’application du Génie, où s’étaient multipliés les incidents dus aux répercussions de l’Affaire Dreyfus dans l’armée

La presse de l’époque permet de se faire une idée de ce qui s’est passé [16] L’Affaire Coblentz | L’affaire Dreyfus [En ligne]. Pour résumer, Adrien Coblentz, de confession juive, capitaine instructeur d’équitation et de conduite des voitures, obtient le 26 août 1900 sa nomination comme instructeur adjoint à l’école d’application de Fontainebleau. Il semble que, contrairement aux usages habituels, cette mutation ait été imposée par le ministre au général Perboyre , qui commandait l’école. Comme d’usage, le capitaine Coblentz dépose à son arrivée à Fontainebleau sa carte de visite auprès de ses nouveaux collègues officiers, mais ceux-ci, pour marquer leur hostilité ne la lui renvoie pas et n’adressent pas la parole au capitaine Coblentz, lui tournant même le dos ostensiblement lors d’un discours du général Perboyre dans lequel il prêchait l’harmonie entre ses officier. Face à la résistance à ses ordres, le ministre demande et obtient du général Perboyre la mutation de six officiers. Le général demande alors à être relevé de ses fonctions, demande que le ministre accepte.
Dans la presse, cette affaire fait ressurgir le clivage de l’affaire Dreyfus : les journaux dreyfusards y voient une nouvelle manifestation d’antisémitisme quand les journaux anti-dreyfusards niaient tout antisémitisme dans l’armée, attribuant le rejet du capitaine Coblentz à ses propres comportements.

Le capitaine Adrien Coblentz (1866-1928)

Quoi qu’il en soit, le général André, ministre de la Guerre, choisit Louis Nicolas Demassieux pour diriger l’école d’application de Fontainebleau. Le 30 octobre, une décision présidentielle nomme le colonel Demassieux au grade de général de Brigade, et commandant de l’École d’application de l’Artillerie et du Génie, à Fontainebleau, en remplacement du général Perboyre, placé en disponibilité. Les journaux s’affrontent sur cette nomination. La plus grande partie de la presse annonce la mise en disponibilité du général Perboyre et rappelle factuellement les états de services irréprochables du général Demassieux. Les journaux nationalistes se déchaînent, mettant en doute la légitimité de cette nomination

Nous n’aurions même pas songé à nous plaindre du choix du général Demassieux, si l’organe officiel de Yousouf Reinach n’était venu nous citer les titres d’avancement de ce général extraordinaire vraiment. Nous apprenons, en effet, grâce au Siècle, sous la signature d’un vague imbécile qui se prétend lieutenant-colonel en retraite, qu’au moment de la guerre de 1870, le capitaine Demassieux, qui servait aux colonies, demanda à rentrer en France pour prendre part à la défense du pays. Malheureusement pour lui, il arriva trop tard.

Et cependant, grâce à ces états de service exceptionnels, Demassieux, colonel du 12 juillet 1897, put passer général au bout des trois ans de grade exigés. Il est franc-maçon, il est vrai ; néanmoins, d’autres francs-maçons de l’armée protestent. Demassieux exagère et, bien que protégé par le capitaine Coblentz, son avancement parait inouï à ses meilleurs amis. Successivement, nous raconte toujours la feuille d’égout de l’ivre Guyot, Demassieux passa d’Aumale à Delys, puis à Tunis, mais tout cela en qualité de directeur du génie.

Le fait d’avoir usé quelques fauteuils constitue les services militaires du général Demassieux de ces services que seul a pu apprécier le ministre de la guerre, habitué de fauteuils de l’Opéra-Comique.

L’intransigeant, 3 novembre 1900 (source Retronews)

Le général Demassieux revient en France, effectuant le trajet d’Alger à Marseille sur le paquebot « Kleber ». Il rencontre le ministre de la guerre le 10 novembre, puis prend son commandement à Fontainebleau le lendemain. La tension est forte : des rumeurs de duels circulent. Les journaux attendent avec impatience son ordre du jour, qui sera laconique :

Appelé à commander l’École spéciale militaire d’application pour l’artillerie et le génie, j’ai pris possession de mon commandement a la date d’aujourd’hui.

Ordre du jour du Général Demassieux, Fontainebleau, le 12 novembre 1900

Interrogé par un journaliste sur le sens de cet ordre du jour le général Demassieux répond laconiquement « Je ne formulerai pas d’autre ordre du jour que la note que je viens d’inscrire ce soir, à cinq heures, au rapport ». La sérénité apparente de cette réponse, faisant honneur à la légendaire brièveté concision de la grande muette, cache l’état d’esprit de ce général nouvellement nommé, qui est plus un organisateur qu’un politique. Le désordre qui règne à l’École n’est pas sans l’inquiéter. Sa fille Alexandrine rapporte qu’il était visiblement soucieux d’y trouver indiscipline, agitation, duels entre officiers, juifs tenus à l’écart par leur camarades, antipathie entre le Régiment des Dragons et l’École. Il y a aussi une intense compétition entre armes : les Dragons, élégants, titrés, cavaliers parfaits, méprisent les élèves officiers des armes savantes, au sobre uniforme.

La situation à Fontainebleau ne se calme pas et un nouvel incident se produit. La riche famille Lebaudy, organise régulièrement des chasses à courre en forêt de Fontainebleau. Elle envoie une invitation collective aux officiers de l’École de Fontainebleau pour une chasse se déroulant le 16 novembre. Le capitaine Coblentz s’y étant rendu, Paul et Pierre Lebaudy, pour ne pas avoir à chasser avec lui, prennent la décision d’arrêter tout simplement la chasse. Le beau-frère de Pierre Lebaudy, Roger de Luzarche d’Azay a une attitude injurieuse envers le capitaine Coblentz, les deux hommes échangèrent leur carte et se rencontrent en duel.

Dès le lendemain, pour éviter qu’un pareil incident ne se reproduise, le général Demassieux interdit aux officier de prendre part aux chasses des frères Lebaudy. Cette décision le conduit à recevoir le maire de Fontainebleau, qui vient se plaindre des conséquences pour l’économie de la ville de cette interdiction.

Le duel entre le capitaine Coblentz et Roger de Luzarche d’Azay a lieu le 17 novembre. Les journaux nous informent avec précision sur son déroulement

la rencontre a eu lieu aujourd’hui, samedi 17 novembre, à trois heures do l’après-midi. L’arme choisie était l’épée de combat, gant de ville à volonté, chemise molle, faculté de rompre jusqu’à 10 mètres, avec trois remises au centre, reprises de deux minutes, suivies d’un repos d’égale durée…. Après les deux premières reprises, les témoins ont constaté que le capitaine Coblentz avait reçu une éraflure à l’avant-bras droit. Au cours de la quatrième reprise, le capitaine Coblentz a été atteint, à l’avant-bras droit, de deux blessures, dont une pénétrante, sur le trajet du nerf cubital. Cette dernière blessure le mettant, de l’avis des médecins, dans un état manifeste d’infériorité, les témoins ont mis fin au combat.

L’Écho de Paris, 19 novembre 1900

Le capitaine Gillot, qui avait été autrefois lié à Coblentz, à l’époque où il était à La Fère, lui écrit une lettre méprisante. Le capitaine Coblentz demande réparation et cette fois, blesse en duel son adversaire. Pour mettre fin à la mise en quarantaine dont est victime le capitaine Coblentz, le général Demassieux ordonne, le 30 novembre, aux officiers non mariés de dorénavant prendre leurs repas ensemble.

Le capitaine Coblentz prendra place à la pension des officiers non mariés, à l’hôtel de Moret, vendredi matin. Le ministre vous prévient que tout officier qui se permettrait de faire à M. Coblentz une avanie quelconque, qui le provoquerait ou qui se battrait avec lui serait immédiatement mis en retrait d’emploi. J’ajoute que, si les provocations étaient collectives, c’est-à-dire se produisaient de la part de plusieurs officiers, la ministre licencierait immédiatement l’École

presse du 10 décembre

À cette fermeté, le général Demassieux ajoute des rapports simples. Sa fille Alexandrine se souvient qu’il s’y prenait avec fermeté et humour, de sorte qu’il fut très vite écouté . « L’uniforme couvre tout », disait-il. Pour changer l’état d’esprit il fait venir un maître d’équitation entraîneur, et organise un carrousel. La famille, dans les tribunes est aux anges : « ce fut un magnifique après-midi. Les invités de la ville disaient que c’était plus beau qu’aux Dragons », ce qui devaient flatter les officiers de l’école de Fontainebleau, habituellement pâles comparés aux prestigieux dragons.

Le calme reviendra peu à peu à Fontainebleau, et le ministre de la Guerre témoigne sa satisfaction au général Demassieux dans une lettre datée du 2 août 1901 :

Général,

En vous appelant il y a quelques mois au commandement de l’École d’application de l’Artillerie et du Génie, à Fontainebleau, je vous avais confié le soin d’y rétablir une exacte discipline et de ramener la concorde dans le personnel à tous les degrés de la hiérarchie. Vous avez pleinement réussi dans cette délicate mission. Le calme est revenu dans les esprits au cours de la présente année scolaire et le carrousel qui précède les examens de sortie vient d’avoir lieu avec son succès habituel grâce aux sages mesures que vous avez prises pour éviter le retour de tout incident fâcheux. Je suis heureux de vous en témoigner ma complète satisfaction.

Lettre du général André au général Demassieux, 2 août 1901

Changement de vie pour la famille

La famille se réjouit de la promotion de Louis Nicolas ; ses appointements de 18 000 Frs sont jugés très beaux, mais il est vrai qu’ils doivent couvrir des frais de réception. Pourtant, ce retour début octobre 1900 en France n’est pas simple. La famille est logée au château dans un appartement donnant sur la très belle Cour des Adieux (en référence aux adieux de Napoléon). Mais il n’y a aucun moyen de chauffage, mis à part deux ou trois cheminées dans un appartement dont les chambres sont glacées. La famille a froid, avec des vêtements trop légers pour ce climat. Le général fait mettre deux ou trois petits poêles pour l’hiver, trouve un soldat pour faire la cuisine… Mais Alexandrine se souvient qu’elle mouillait mon oreiller de larmes en pensant à l’Algérie[17]Alexandrine Demassieux, Souvenirs de mon enfance (1976) – Édition annotée et illustrée.

La vie de famille reprend son cours. Sarah Demassieux remet en place son « jour ». Chaque mardi, elle reçoit les élèves officiers en gants bancs, les officiers ou quelque visiteur venant de l’extérieur. Le capitaine Coblentz s’y risque ; il est si touché d’être reçu qu’il exprime sa reconnaissance par une carte qu’il termine par : « Permettez-moi de déposer mes hommages à vos pieds. », hommage qui amuse la famille.

Gabriel Jaudoin, un jeune pianiste élève de Louis Diémer et protégé des oncles et tantes Clamageran, donne des leçons de musique à chacune des filles. Des matinées dansantes, accompagnées au piano sont organisées le dimanche après-midi pour les filles ainées qui reçoivent, sous l’œil attentif de Sarah Demassieux.

Jean, le fils ainé, s’installe à Paris pour faire HEC. Il s’engage dans l’armée à sortie d’HEC, en novembre 1901. Il est affecté dans l’infanterie à Pithiviers. Certaines fins de semaine : Jean,  vient visiter sa famille. Le dimanche matin, après avoir assisté à l’office du Temple, lui et sa sœur Alexandrine vont ensemble à la pâtisserie acheter le Saint-Honoré de tradition. C’est une affaire sérieuse : le choix, l’emballage, le paiement.

La famille accueille des visites officielles. Le Général André vient, accompagné de son épouse.

En juillet 1902, une délégation d’officiers japonais vient séjourner à Fontainebleau. Ils sont invités à déjeuner par le général Demassieux ; la famille est admirative du français qu’ils parlent, de leur politesse, et des cadeaux d’un goût parfait qu’ils apportent. Le 8 juillet, le prince ambassadeur Komatsu, en visite en France se joint à ces officiers. Le prince Komatsu Akihito (1846-1903) était un membre des shinnōke (quatre familles qui étaient autorisées à donner un héritier au trône si l’empereur mourait sans héritier). Il vint en France pour la première fois en 1886. En 1901, le prince Komatsu Akihito et la princesse Yoriko sont retournés en Europe pour représenter l’empereur Meiji au couronnement du Roi Edouard VII. (Sources Le Figaro 8 juillet 1902 via Retronews et Wikipedia). Accompagnés par le général, le groupe japonais visitent l’École et le château. Ils admirent la Cour des Adieux, le double escalier arrondi, la plaque du souvenir des adieux de Napoléon.

Une autre visite marque les esprit : celle, le 22 juillet 1902, de Ras Mekonnen, prince régent d’Éthiopie, père du futur empeureur Haile Selassié [18]Le Petit Bleu de Paris, 22 juillet 1902 via Retronews. Le général Demassieux lui fait visiter le parc à la française, le jardin anglais, les écuries, et lui montre les carpes géantes de l’étang. Ras Mekonnen assiste ensuite à des démonstrations d’équitation et à des tirs d’artillerie.

Dernier voyage du général Demassieux

La santé de Louis Nicolas Demassieux se dégrade ; il souffre du foie et de coliques néphrétiques et suit un régime sévère. Le 24 juillet 1902, il demande un congé pour se rendre à Martigny-les-Bains (Vosges), pour une cure thermale, voyage qu’il fait avec sa fille Gabrielle.

Après la reconnaissance en 1859 par l’Académie de Médecine des vertus thérapeutiques des sources de Martigny-les-Bain, un établissement thermal (pavillon des sources, piscines, douches, cabines de bain, logements…) a été créé en 1860. L’établissement de Martigny-les-Bains a connu un essor spectaculaire après l’arrivée du chemin de fer en 1881. Au cours de la décennie 1890, de nouveaux investisseurs diversifient les activités autour du thermalisme et une usine d’embouteillage voit le jour. Le parc passe de 8 à 18 ha. Quatre hôtels sont construits ainsi que le casino-théâtre, le nouveau pavillon des sources et le kiosque. Pour attirer les curistes, de nombreuses activités et installations sont proposées : théâtre de verdure, concert de l’harmonie municipale, pêche, canotage, tir, vélo et golf, avec l’aménagement d’un vélodrome et d’un golf. Martigny est alors surnommée le « petit Versailles thermal » et reçoit chaque saison (du 25 mai au 25 septembre) de nombreuses célébrités[19]Sources thermales de Martigny-les-Bains. [En ligne, site Académie de Nancy].

Le général Demassieux a pu y croiser par exemple le Shah de Perse, qui vient y prendre les eaux en août 1902.


Le général loge chez un vieil ami lorrain, Paul-Louis Bizot de Charmois (1834-1913), un chef de bataillon en retraite qu’il avait pu rencontrer à Montpellier en 1871.

Paul-Louis Bizot de Charmois et son épouse Marie Boutel

C’est là que décède Louis Nicolas Demassieux, le 18 août 1902, d’un abcès au foie ; il était âgé de 58 ans. Ses obsèques ont lieu le 21 août 1902 à Fontainebleau, devant sa famille anéantie. Toute l’école, les élèves officiers, les Dragons, l’État-Major, suivent son cheval, mené à la main par un soldat, et le cercueil, couvert du drapeau et posé sur un affût de canon, tiré par des soldats.

La tombe du général Demassieux est réalisée en calcaire de Château-Landon (la même pierre que celle qui a servi, 10 ans plus tôt, à construire la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre) ; elle porte cette épitaphe :


Certainement, c’est Dieu qui donne le repos à celui qu’il aime (Psaumes 127:2)

Tombe du Général Demassieux, Fontainebleau, section AF

L’homme, l’époux et le père

D’après les souvenir d’enfance de sa fille Alexandrine, « Il était grand avec une belle prestance, très lorrain par sa carrure ; sa voix était toujours un peu grave, son visage régulier s’éclairait ». On lui devine une nature calme et sereine, peu loquace : « il avait le don de nous apporter, lorsqu’il quittait son bureau et qu’on entendait son pas dans l’escalier, une sécurité, un bonheur ; sa seule arrivée à l’heure des repas amenait une étrange paix, il apportait une façon heureuse de voir les choses, il ne montrait jamais aucune inquiétude pour nous, il ne nous grondait jamais ; il nous parlait peu et paraissait ne jamais penser à nos jeux et à notre travail, il semblait vouloir nous attirer à lui et nous ouvrir les yeux sur le monde. »

Il n’aimait pas les mondanités, les beaux parleurs et les complexités de la politique, préférant se « ne pas parler pour ne rien dire » et agir. Il était droit et simple.

Pris par son travail, il semble aimer ses enfants mais il garde une certaine distance avec eux. Alexandrine Demassieux se souvient

La parole que j’ai entendue le plus souvent, c’était le “Bonjour, ma belle” du matin, ou le “Bonsoir, ma belle” du soir, et ce sont les derniers mots qu’il m’a dits lorsqu’il est parti à Martigny où la mort l’attendait.

A la maison, les repas étaient animés ; Louis Nicolas avait quelques petites devinettes à l’usage de ses enfants, par exemple : « Quelle est la sainte qui n’a pas besoin de jarretières ? Sainte Sébastienne. »

Le dimanche, après déjeuner, il avait l’esprit un peu plus tourné vers ses enfants que les jours de bureau ; parfois il posait quelques questions à Jean, plus tard à Louis, mais il demandait : « Qu’ont fait vos pions ce matin ? » sans s’informer de ce qu’avait fait ses fils. Un jour, posant son regard se posa sur Alexandrine pour constater qu’elle avait grandi, trop grandi, il dit « Il faudra la montrer dans un cirque », faisant rire ses frères et sœurs.

Se souvenant de ses nombreux voyages en bateau, il aime les ports : Quand les enfants se plaignent du bruit du port, avec les sirènes des bateaux à l’arrivée et au départ, et surtout des sirènes de brume, les plus longues et les plus fortes, il dit : « Pour moi c’est la plus belle musique du monde. »

References

References
1 Hasard de l’histoire familiale, l’arrière-arrière-petit-fils de Louis Nicolas Demassieux, auteur de ces lignes, a fait sa scolarité au Lycée Henri Poincaré de Nancy entre 1971 et 1979
2 L’institution Jauffret, créée en 1837, est une école secondaire privée parisienne du XIXe siècle. Elle était installée dans l’hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau au 29, rue Culture-Sainte-Catherine (devenue la rue de Sévigné en 1867), 3e arr. de Paris. (Source Wikipedia)
3 A. Pass-Lanneau, « Traditions et Contradictions, Un portrait de la promotion 1865 ». 2015. [En ligne, école Polytechnique]
4 L’École d’application de l’artillerie et du génie est une école militaire et une école d’application de l’École polytechnique créée en 1794 à Metz par le Comité de salut public par fusion de l’école royale d’artillerie de Metz et de l’école royale du génie de Mézières. Elle sera transférée à Fontainebleau après la défaite de 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne (Source Wikipedia)
5 G. Lagneau, Mortalité des militaires français dans les colonies. 1889. [En ligne, Gallica]
6 Auguste Grotz (1825-1907), pasteur de l’Église réformée de Nîmes (1863-1906). Rédacteur-gérant du Foyer protestant. Membre de l’Académie de Nîmes. Chevalier de la Légion d’honneur (1887). Auteur de nombreux ouvrages (voir sa notice BnF)
7 Source les colonies Françaises
8, 9 Médiathèque Historique de Polynésie ». [En ligne]
10 Origine de l’Artillerie à Nîmes. [En ligne]
11 le Palais des Raïs existe encore (source Wikipedia) et une visite video qui se termine par le n° 17
12 Archives Israélites, 14 mai 1896 (Source Retronews), 21 mai 1896 (Source Retronews)
13 La Souveraineté nationale, 12 juin 1898 (Source Retronews)
14 L’évènement, 19 avril 1898 (Source Retronews)
15 La Souveraineté nationale, 12 juin 1898 (Source Retronews)
16 L’Affaire Coblentz | L’affaire Dreyfus [En ligne]
17 Alexandrine Demassieux, Souvenirs de mon enfance (1976) – Édition annotée et illustrée
18 Le Petit Bleu de Paris, 22 juillet 1902 via Retronews
19 Sources thermales de Martigny-les-Bains. [En ligne, site Académie de Nancy]

1 commentaire pour “Louis Nicolas Demassieux (1843-1902), général républicain au tournant du XIXème siècle”

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