Au détour d’un vieil album de famille, une intrigante photo, annotée au crayon de papier : rue Tusquene, place Blandan, Boufarik. Cette légende évoque pour moi deux souvenirs de jeunesse. Ma grand-mère, Éliane Paulian, nous parlait souvent de Boufarik, en Algérie, où elle était née. Ses parents Jules et Suzanne Paulian y administraient la ferme Sainte-Marguerite, un établissement qui produisait des fleurs et distillait des parfums pour la maison Chiris. Et à Nancy, où j’ai passé ma propre enfance, il y a une place du Sergent Blandan où souventje passais. S’agit-il du même Blandan? Quels liens entre Boufarik et Nancy? C’est le point de départ d’une petite enquête….
Photo et sa légende au crayon de papier – album de famille de Jean et Yvette Demassieux
Une petite restauration de photo s’impose. On distingue une statue au bout de cette rue Tusquene. Reste à localiser cette rue sur un plan de l’époque, qui nous indique qu’il s’agirait de la statue Blandan, située sur la rue Duquesne.
Photo de la Rue Duquesne à Boufarik, Algérie – album de famille de Jean et Yvette Demassieux
Plan de Boufarik dessiné par Théo Bruand d’Uzelle du Cercle Algérianiste de Lons le Saunier.
Plan de Boufarik – zoom sur la Rue Duquesne
Boufarik, 1842 : le Sergent Blandan « héros » colonial
Quelle est donc l’histoire de ce sergent Blandan, et de la présence de sa statue à Boufarik?
Entre 1832 et 1847 se déroule la campagne de conquête de l’Algérie[1]La conquête de l’Algérie, source Wikipedia, qui se terminera en 1848 par le rattachement de l’Algérie à la France. En 1842, le 26ème Régiment d’Infanterie se trouve dans les provinces d’Alger et d’Oran. Il fait partie des colonnes qui sillonnent le pays pour harceler l’ennemi et permettre le ravitaillement des places. Le 11 avril 1842, alors qu’il conduit un détachement d’une vingtaine d’hommes pour porter le courrier du camp d’Erlon à Boufarik à la redoute de Beni Mered (Camp de Blida), la petite troupe du Sergent Blandan est attaquée par un groupe de trois cents cavaliers arabes. Refusant de déposer les armes devant cet ennemi supérieur en nombre et bien que grièvement blessé, il exhorte ses soldats à résister. Frappé de 3 coups de feu, il s’écrie : Courage, mes amis ! Défendez-vous jusqu’à la mort ! Les secours, alertés par le bruit de la bataille entendu depuis Boufarik, n’y trouveront que cinq fusiliers survivants. Lorsque le colonel Morris arrive sur le lieu du combat, le sergent Blandan mourant semble recouvrir ses sens et le colonel en profite pour lui remettre sa propre croix de la Légion d’Honneur. Le sergent Blandan meurt de ses blessures à l’hôpital de Boufarik le 12 avril 1842, à l’âge de 23 ans.
L’affaire fait alors un peu de bruit dans la presse de l’époque : en 1842, quelques journaux font mention de la bataille, puis, l’année suivante, parlent d’une collecte de fonds afin de lui ériger un monument. Puis on ne parle plus de lui pendant près de 40 ans. Son nom ressurgit en 1881 à Nancy où, « en raison des circonstances », les autorités militaires célèbrent avec un éclat exceptionnel l’anniversaire du combat de Beni-Mered[2]Le Siècle, 5 mai 1881[Consulter]. Pour la cérémonie, le général de Courcy fait même venir d’Amiens l’ancien sergent, Marchand, le seul survivant. Une messe est dite par l’évêque à la cathédrale. Quelles sont donc ces « circonstances »? La France, au prétexte d’incidents de frontière entre une tribu algérienne et une tribu tunisienne, venait fin mars 1881, d’envoyer un corps expéditionnaire de 24 000 hommes et d’entrer en Tunisie le 24 avril 1881. Cette campagne entrainera la signature du traité du Bardo, et l’établissement du protectorat français sur la Tunisie.
La Mort du Sergent Blandan, huile sur toile de Louis-Théodore Devilly, 1882, musée des Beaux-Arts de Nancy
L’année suivante, en 1882, le peintre nancéen Louis-Théodore Devilly peint un tableau sur cet épisode[3]La Mort du Sergent Blandan, source Wikipedia.
En 1884, le colonnel Trumelet, auteur d’une histoire de BouFarik[4]Bou-Farik : une page de l’histoire de la colonisation algérienne[Gallica] lance une souscription afin d’ériger une statue en l’honneur du sergent Blandan. Le ministre de la guerre en fait une large publicité, envoyant une circulaire aux généraux des corps d’armée[5]L’Écho de Paris, 22 septembre 1884[Consulter]. En 1885, le Conseil Municipal de Boufarik soutient l’initiative et vote un crédit[6]Le Sergent Blandan et le combat d’El-Mechdoufa (près Beni-Mered), histoire de l’œuvre, Source Gallica. Les municipalités de Nancy et de Toul s’associent à la souscription. En effet, le sergent Blandan était sous-officier au 26ème de ligne alors en garnison à Nancy.
L’inauguration de la statue, réalisée par le sculpteur Charles Gauthier, se déroule le 1er mai 1887. Sur son socle, des bas-reliefs en bronze rappellent la bataille de Beni Mered. La statue est placée en plein centre ville, à un carrefour de la rue Duquesne, sur la route qui va d’Alger à Blida.
Bas-reliefs en bronze rappellant l’épisode de Beni Mered
Inauguration de la Statue du Sergent Blandan, Boufarik, 1er Mai 1887
Les membres de la famille qui ont vécu à Boufarik entre 1899 et 1962 ont dû passer maintes fois à ses pieds, en allant faire leurs courses en ville. La statue sera donc photographiée une fois vers 1900, et atterrira dans l’album de famille qui m’a tant intrigué. Une seconde statue du sergent Blandan est érigée en 1900 à Lyon, sa ville natale.
L’épisode alimentera durablement le récit colonial français : on le retrouve conté dans de nombreux ouvrages[7]Les français en Afrique : récits algériens, E. Perret, 1902, Source Gallica en particulier destiné aux écoles militaires[8]Tu seras soldat, histoire d’un soldat français, récits et leçons patriotiques d’instruction et d’éducation militaires, par M. Émile Lavisse, 1887, Source Gallica ou aux enfants[9]Manuel général de l’instruction primaire : journal hebdomadaire des instituteurs, Hachette, 1901, Source Gallica. Le sergent Blandan sera aussi mis au service du marketing, une plume sera vendue sous son nom pendant 50 ans, de 1885 à 1923.
Blandan restait debout, Le Journal de la jeunesse – 1er juillet 1886 [10]Le Journal de la jeunesse – 1er juillet 1886, Source Gallica.
Tiens, dit Blandan, voilà comment nous nous rendons[11]Tu seras soldat, histoire d’un soldat français, récits et leçons patriotiques d’instruction et d’éducation militaires, par M. Émile Lavisse, 1887, Source Gallica.
« Les colonies françaises », série de protège-cahiers éditée par l’imprimerie Louis Geisler et illustrée par Georges Dascher. Le Sergent Blandan au combat de Beni Mered 1842
1885192350 ans de publicité pour la plume du Sergent Blandan,
Nancy, 1962 : de la décolonisation au XXIème siècle
75 ans après son inauguration, à la suite de l’Indépendance de l’Algérie, le 3 juillet 1962, le monument est démonté. La statue du sergent Blandan, qui a subi des dommages, est ramenée en France. Elle est inaugurée le 14 décembre 1963 dans la cour de la caserne Thiry à Nancy rue du Sergent Blandan. Enfant, je traversais tout Nancy, depuis la rue Sigisbert Adam où nous résidions, pour me rendre dans cette même rue du Sergent Blandan à la piscine Nancy Thermal et, plus tard, au Lycée Chopin qui abritait l’ordinateur sur lesquel j’ai fait mes premiers pas en informatique, en 1976-1978.
Le 7 avril 1990 la statue du sergent Blandan est de nouveau déplacée au début de la rue sergent Blandan à Nancy. Enfin, dans le courant de l’année 2012 la statue est restaurée et replacée au centre de la Place de Padoue.
Et voilà la statue de notre brave sergent Blandan, dont la légende est née à Boufarik pendant la guerre de conquête coloniale en Algérie au milieu du XIXème siècle, se retrouve en plein XXIème siècle, faisant face à la modernité du campus universitaire ARTEM de la ville de Nancy. Un trait d’union amusant qui traverse mon histoire familialeet une trace mémorielle dont il faut comprendre le lien avec cette douloureuse époque coloniale.
Statue du Sergent Blandan face à l’ARTEM de Nancy (Source Wikipedia)
Quand à la place du Sergent Blandan à Boufarik, elle a été renomée Place El Fouaraa et a changé d’aspect. Une monumentale statue d’orange y trône désormais, un renvoi à l’importante production d’orange de la région, et au fait que Boufarik est le lieu où a été inventé l’Orangina. Mais ceci est une autre histoire.
Un monument-miroir pour faire face au sergent Blandan
Épilogue rédigé le 10 novembre 2025
Table de désorientation (Photo Facebook Mathieu Klein)
Quelque temps après avoir rédigé ce billet, j’ai rencontré Dorothée-Myriam Kellou, qui avait laissé un commentaire sur mon site. Elle s’intéresse à la figure du Sergent Blandan, vue du point de vue des colonisés et de leurs descendants. Notre conversation me touche infiniment. Elle poursuivra son travail de mémoire et sera à l’origine de l’installation, le 6 novembre 2025, place de Padoue à Nancy, d’une œuvre qui fait face à la statue du sergent Blandan.
Inspirée des tables d’orientation, cette Table de Désorientation est un miroir de métal de 1,59m (la taille du sergent Blandan), et présente un texte poétique intitulé « Qui es-tu ? », traduit en arabe par la poétesse algérienne Lamis Saïdi.
Qui es-tu? Permets-moi cette familiarité. J’ai l’impression de te connaître depuis que tu t’es immiscé dans les cauchemars de mon père, Malek, exilé algérien à Nancy. Tu le réveilles la nuit et l’étrangles. Il retombe dans l’abîme du silence de l’innocence déchirée. Enfant, quand il te rencontrait dans la ville coloniale de Boufarik, en Algérie, il demandait à sa mère : « Qui est ce soldat? » Elle lui répondait : « Mange ton orange et tais-toi ! »…
Début du texte de la Table de Désorientationen français, et en arabe
ⴰⵏⵡⴰ- ⵜ ⵓⵙⴻⵔⴷⴰⵙ-ⴰ ? ⴻⵞⵞ ⵜⴰⵞⵉⵏⴰⵜ-ⵉⴽ ⵜⴻⵙⵙⵓⵙⵎⴻⴹ
Passage en tamazight, langue berbère parlée en Kabylie
Ce texte propose une contre-histoire de la statue du sergent Blandan du point de vue des colonisés et de leurs descendants. Elle invite le lecteur dont le visage se reflète en miroir à combler les blancs de l’histoire et à interroger l’impensé colonial.
Tu seras soldat, histoire d’un soldat français, récits et leçons patriotiques d’instruction et d’éducation militaires, par M. Émile Lavisse, 1887, Source Gallica
Je suis journaliste et réalisatrice.
J’ai grandi à Nancy et travaille actuellement sur la statue du Sergent Blandan.
J’ai réalisé un podcast sur France Culture qui évoque l’importance de cette statue dans mon travail de mémoire sur l’Algérie coloniale. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-l-algerie-des-camps
Etes-vous à Nancy? Je serai ravie de vous rencontrer pour connaître votre relation à cette statue.
Très cordialement,
Dorothée
Falloir vve Delaire Marie Claire 8 novembre 2025Répondre
On ne passait pas au pied du sergent Blandan. Son socle était érigé au milieu de la place et il fallait en faire le tour sur les trottoirs pour aller rue Duquesne,ou avenue de la Gare. Il n’y avait que le 11 novembre et le 8 mai où on pensait à Blandan. Autrement, il était là, si haut qu on ne levait jamais la tête ..
Ping : Yearbook 2022 perso - Nicopedies
Bonjour,
Je suis journaliste et réalisatrice.
J’ai grandi à Nancy et travaille actuellement sur la statue du Sergent Blandan.
J’ai réalisé un podcast sur France Culture qui évoque l’importance de cette statue dans mon travail de mémoire sur l’Algérie coloniale.
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-l-algerie-des-camps
Etes-vous à Nancy? Je serai ravie de vous rencontrer pour connaître votre relation à cette statue.
Très cordialement,
Dorothée
On ne passait pas au pied du sergent Blandan. Son socle était érigé au milieu de la place et il fallait en faire le tour sur les trottoirs pour aller rue Duquesne,ou avenue de la Gare. Il n’y avait que le 11 novembre et le 8 mai où on pensait à Blandan. Autrement, il était là, si haut qu on ne levait jamais la tête ..